L’ombre des distilleries: Un sommaire des connaissances sur Baudoinia, le champignon recouvrant les murs des chais
Published: May 1st, 2008
Revised: August 18th, 2009
C’est au cours des années 1870 que le pharmacien Antonin Baudoin signala la présence d’un organisme noirâtre ressemblant à de la suie qui se développait sur les murs des bâtiments avoisinant les chais de vieillissement de la célèbre ville de Cognac, en France. La nature de cette obscure «plante cryptogamique» croissant sur les murs, les tuiles, les troncs d’arbre et les clôtures fut débattue par les experts: s’agissait-il d’un champignon ou d’une cyanobactérie? En 1881, l’organisme fut définitivement classé parmi les champignons et nommé Torula compniacensis, c’est-à-dire «le torule de Cognac», communément désigné sous le nom de «le torule» à Cognac. L’ancienne désignation du genre Torula, datant de 1794, signifie «petite chose arrondie». Puis, chose étonnante, ce champignon fut oublié par les scientifiques pendant 80 ans. Il fut brièvement étudié par des chercheurs scandinaves et français dans les années 1960 pour sombrer de nouveau dans l’oubli. Il fallut attendre la fin des années 1990, lorsque les problèmes de santé associés aux moisissures noires dans les bâtiments endommagés par l’eau furent portés à la connaissance du public, pour que la présence généralisée de cette croissance fongique ressemblant à de la suie à proximité des chais attire l’attention et éveille les soupçons. La nature de ce champignon, toutefois, laissait les experts modernes perplexes: l’application des techniques de mise en culture courantes et d’échantillonnage génétique les plus modernes s’avéraient difficiles du fait de la présence continuelle de contaminants qui s’accumulaient sous forme de « poussière » sur la croissance noire originale. Le problème fut finalement résolu à l’aide d’une mise en culture méticuleuse recourant à une technique inhabituelle : puisque le champignon semblait croître uniquement dans les milieux où l’air contenait des vapeurs d’éthanol, une faible concentration d’éthanol fut ajoutée au milieu de culture. Bien que sa croissance ait été extrêmement lente, l’organisme a poussé suffisamment bien pour pouvoir être isolé des contaminants et placé en culture pure.
Le champignon se présente sous forme de taches, de traînées ou de plaques de couleur sombre qui, examinées au microscope, apparaissent composées de courtes chaînes de cellules foncées et arrondies. Les cellules ont une membrane chagrinée; c’est cette caractéristique et le fait que les chaînes se brisent en fragments qui font que le torule ressemble à des débris morts microscopiques. En comparaison, les cellules de forme plus élégante des contaminants qui lui sont associés comme Cladosporium sont plus susceptibles d’attirer l’attention. Il a fallu recourir aux techniques modernes de séquençage génétique pour déterminer l’affinité biologique du torule, totalement dépourvu de traits distinctifs. On a pu constater que l’organisme était étroitement lié à la famille des Friedmanniomycetaceae, surtout connue par sa présence dans les roches poreuses de l’Antarctique. Puisqu’il n’avait aucun lien avec le champignon appelé correctement Torula, il fallut créer un nouveau genre scientifique pour le désigner. Le nom « Baudoinia » fut choisi, en l’honneur du pharmacien qui fut le premier à le porter à l’attention des scientifiques. Les cultures les plus caractéristiques devinrent ainsi l’espèce Baudoinia compniacensis, «[le champignon de] Baudoin de Cognac.» Il existe d’autres espèces encore non décrites de Baudoinia dans de nombreux milieux de par le monde.
Des études de laboratoire ont montré que B. compniacensis a la capacité d’utiliser l’éthanol comme source d’énergie pour pousser, bien qu’il préfère vivre sur d’autres substrats plus nutritifs. Cette préférence a été confirmée par des observations sur le terrain menées près des chais où les concentrations d’alcool de l’air seules sont typiquement bien trop faibles pour être à l’origine de la masse fongique accumulée. Baudoinia semble également présenter une tolérance remarquable aux températures élevées, ce qui ne saurait surprendre d’un champignon poussant sur des surfaces exposées. Cette tolérance est accrue lorsque le champignon a été exposé au préalable à l’éthanol. Des études sur les protéines ont permis de confirmer que l’exposition à l’éthanol stimule la formation de «protéines de choc thermique» protectrices qui confèrent une résistance à la chaleur.
Les chercheurs étudient Baudoinia en vue de trouver des façons de freiner sa croissance et, par la même occasion, de déterminer s’il a des effets allergènes ou nocifs sur la santé. Les agents antifongiques comme les sels de cuivre et de zinc améliorent la résistance à court terme de toute une gamme de matériaux, mais n’ont pas eu d’effet inhibiteur à long terme. Il est à espérer que les caractéristiques physiologiques et génétiques de l’organisme nous permettront de produire des agents inhibiteurs plus sophistiqués. Vu que la quantité actuelle d’éthanol dans l’air ambiant où vit cet organisme semble insuffisante pour soutenir sa croissance, il faudra mener d’autres études pour connaître la façon dont l’organisme se maintient en vie et le rôle que joue l’éthanol dans sa croissance.